Entrés par la grande porte avec fracas, le 15 avril 2008 des centaines de travailleurs sans-papiers occupent en Ile-de-France des restaurants et des agences d’intérim qui les emploient pour demander leur régularisation. Certains travaillent au noir, d’autres sous une fausse identité. La plupart paient des impôts et des cotisations sociales depuis des années. Petites ou grandes entreprises, privées comme publiques, la grève révèle que l’emploi des sans-papiers concerne des pans entiers de l’économie française. Le 12 octobre 2009, un autre mouvement reprend dont le but est d’aller plus loin en changeant la loi.
Acte 1 – 15 avril 2008
La première grève coordonnée de travailleurs sans-papiers éclate en Ile-de-France. 2800 personnes obtiendront leur régularisation entre 2008 et mi-2009.
Il y avait eu des signes avant coureur. L’épisode des blanchisseurs de Modeluxe en 2006, menacés de licenciement faute de papiers en règle et régularisés après un tour de grève grâce à l’appui de l’UL de Massy, dirigée par un certain Raymond Chauveau. La grève des Buffalo Grills, suivie de la lutte éclair des sept employés du restaurant chic la Grande Armée, dans les mois qui avaient suivi.
L’arme de la grève. Et puis je m’étais souvenue qu’en janvier 2008, Francine Blanche, la secrétaire confédérale en charge de l’immigration à la CGT, m’avait fait cette confidence : l’article 40 de la dernière loi Hortefeux sur l’immigration ouvrait désormais la possibilité aux employeurs de demander en préfecture la régularisation de leurs salariés sans-papiers. Le syndicat avait l’intension d’exploiter cette « brèche » pour faire sortir de l’ombre les travailleurs sans-papiers…
Le 15 avril. 300 grévistes sans-papiers envahissent leurs lieux de travail. Intriguée par ce mouvement inédit démarré le 15 avril 2008, je m’étais alors rendue pour mon journal à plusieurs reprises au restaurant parisien Chez Papa de Louis Blanc à Paris, où une trentaine de salariés sans-papiers s’étaient regroupés.
Cette première grande grève, préparée par la CGT et l’association Droits devant, avait rapidement été rejointe par des centaines de femmes menées par l’association Femmes Egalité. Depuis 1996 et l’occupation des églises Saint-Ambroise et Saint-Bernard, la cause des sans-papiers n’avait jamais connu une telle exposition médiatique. Un basculement symbolique s’opère grâce à la grève : désormais on ne parle plus de sans-papiers, mais de travailleurs sans-papiers.
La mécanique se grippe en préfecture. Après avoir obtenu des milliers de régularisations grâce à la grève et permis à des hommes et des femmes de rompre avec l’exil et retrouver une vie normale (découvrir le court-métrage tourné au Sénégal : « Le retour d’Amara »), les préfectures renouent avec l’arbitraire et les dossiers de travailleurs sans-papiers déposés s’enlisent. Onze organisations syndicales et associations écrivent le 1er octobre 2009 au Premier ministre François Fillon, pour exiger une nouvelle circulaire dotée de critères clairs applicables dans toutes les préfectures. Leur courrier reste sans réponse. La décision est prise de relancer un grand mouvement de grève…
Acte 2 – 12 octobre 2009
Préparée en secret, une grande grève éclate en Ile-de-France. Des dizaines de lieux sont occupés par des travailleurs sans-papiers avec le soutien d’onze organisations syndicales et associations.
De nombreuses réunions ont eu lieu en amont du mouvement en présence de travailleurs sans-papiers désireux de se mettre en grève. Il s’agissait, dans l’esprit des organisateurs, d’être en capacité de lancer dès le 12 octobre une grande grève simultanée en région parisienne (voir notre tournage du 7 octobre).
12 et 13 octobre 2009 – une grande grève est lancée.
Le 12 octobre 2009, j’apprends que la grande grève annoncée a démarré au petit matin. Des dizaines de lieux en région parisienne sont occupés par des travailleurs sans-papiers qui y prennent leurs quartiers, déchargeant couvertures et matelas, plantant des tentes là où il n’y a pas de toit (notre tournage au cœur de l’hiver Porte de Lilas). Des chantiers, des restaurants, des agences d’intérim et même des sièges patronaux ont été envahis en quelques heures à la stupeur des patrons.
Parmi ces petits groupes qui se forment pour envahir des lieux ciblés se trouvent les intérimaires employés par la société Adec, un sous-traitant de Bouygues (tout savoir sur ces grévistes), dont nous avons suivi toutes les étapes de la grève dans le cadre du film Marche ou rêve. D’autres occupations vont suivre, car tous les wagons de la grève ne sont pas arrivés à quai… (lire l’article du Monde en date du 12 octobre 2009).
Le mouvement n’a jamais été aussi vaste. En quelques mois, plus de 6000 travailleurs en grèves sont décomptés par la CGT grâce aux cartes de grévistes, et plus de 2000 entreprises sont concernées. Beaucoup sont des travailleurs isolés regroupés sur un même lieu. C’est le cas au Fafsab, un organisme situé rue du Regard, dans le 14e, où sont collectés les fonds de la formation dans l’artisanat du bâtiment (note : nous y avons tourné une partie du film Marche ou rêve). Sur place se sont rassemblés environ 300 travailleurs issus de petites entreprises qui se relaient nuit et jour sur le piquet (toute leur histoire).
Changer la loi. L’objectif des organisateurs n’est plus seulement d’obtenir la régularisation des grévistes : ils veulent un nouveau texte de loi doté de critères clairs, applicables de manière uniforme dans toutes les préfectures, et qui remplace la circulaire de janvier 2008 jugé trop floue. Le 6 novembre, des représentants des onze se réunissent sur le parterre de Beaubourg pour s’exprimer devant la presse :
Marilyne Poulain, de l’association Autremonde, explique en quoi les travailleurs sans-papiers participent à notre économie :
Un bras de fer avec le gouvernement. Des négociations sporadiques s’engagent avec le ministère de l’Immigration de Besson. Le 16 novembre, un « guide des bonnes pratiques », joint en annexe d’une nouvelle circulaire aux contours très imprécis, est édité par le ministère. Pas de quoi satisfaire les grévistes et leurs soutiens. L’heure est au découragement (écouter). Il faut remobiliser les troupes, car il est maintenant évident que la grève va durer.
En réponse au ministre du travail Xavier Darcos, qui menace dans un entretien donné le 22 novembre au Parisien « de fermer les entreprises qui emploient des sans-papiers », et qui refuse toujours de les recevoir, des grévistes se rassemblent devant le Panthéon, à Paris. Fousseni Sacko, un intérimaire du BTP employé sur des chantiers Bouygues, lui adresse alors au nom de tous ses camarades cette adresse :
Au quotidien, la vie s’organise sur les piquets. L’hiver arrive vite, il faut trouver de quoi se nourrir et se réchauffer, et faire passer le temps long d’une grève qui s’enlise. Spontanément, des comités de soutien se forment quartier par quartier afin d’aider les grévistes à tenir.
Expulsion après expulsion. Alors que les négociations patinent, le mouvement essuie de nombreux coups durs : les uns après les autres, des piquets emblématiques du mouvement sont évacués. Le 19 janvier 2010, le Fafih, le piquet des travailleurs de l’hôtellerie restauration, du commerce et des services où étaient regroupés 1800 grévistes se relayant pour tenir le lieu, dont de nombreux grévistes chinois, est vidé suite à un ordre d’expulsion.
Quelques jours plus tard, se sont les grévistes d’Adec qui sont évacués au petit matin par les forces de police de la rue Lapeyrouse. Le 13 janvier, ils venaient d’être reçus à l’Assemblée nationale par des députés pour évoquer leurs conditions de travail sur un chantier de rénovation du Palais-Bourbon. Dernier bastion de résistance, médiatisé par la présence d’un collectif de cinéastes, le piquet du Fafsab rue du Regard affiche sa détermination. Malgré la solidarité, le 1er avril le piquet est évacué…
Durant la grève, les délégués sans-papiers de chacun des piquets se retrouvent régulièrement au siège de la CGT à Montreuil pour discuter de la conduite du mouvement. Les stratégies de lutte et les désaccords y sont débattus devant l’assemblée des grévistes et de leurs soutiens. En avril, alors que le mouvement est en difficulté, une réunion des délégués se tient en urgence pour discuter de l’avenir du mouvement (voir les vidéos de cette assemblée).
La prise de la Bastille. Pour se faire entendre du gouvernement, les grévistes organisent en secret un grand coup : le 27 mai 2010, à l’issue d’une manifestation contre la réforme des retraites, ils occupent les marches de l’Opéra Bastille où un campement est installé. Ils y établissent ce qu’ils baptiseront le piquet des piquets.
Le 18 juin 2010, le ministère de l’immigration publie un « Addendum », complétant la circulaire Besson de novembre, définissant les conditions de régularisation des travailleurs sans papiers. Le gouvernement s’engage à délivrer une autorisation provisoire de séjour, avec autorisation de travail, à chaque dépôt de dossier. Les premiers seront déposés en préfecture durant l’été. Un an plus tard, le comité de soutien de la rue du Regard tirera un premier bilan.
Pour aller plus loin :
On bosse ici, on reste ici! - la grève des sans papiers une aventure inédite, de Pierre Barron, Anne Bory, Lucie Tourette, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, éd. La découverte, avril 2011, 19€30.
Les reportages du photographe Stéphan Norsic, qui a suivi la grève de 2009-2010 : le quotidien du gréviste Dembele et de sa famille dans leur appartement vétuste de 20m2, un reportage au foyer Aftam d’Alfortville ou encore une plongée dans les ateliers clandestins de Mme Zhou et M. Yang…
Le blog photo de Tiphaine Lanvin et Bernard Rondeau, qui ont tenu la chronologie des étapes de la grève de 2009-2010.
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